[interview] Anne Vincent : "Le code du travail ne prévoit pas de température au-delà de laquelle il ne serait pas possible de travailler"

[interview] Anne Vincent : "Le code du travail ne prévoit pas de température au-delà de laquelle il ne serait pas possible de travailler"

15.06.2022

HSE

Une vague de chaleur frappe la France depuis le début de semaine. Des pics devraient atteindre 40°C dans certaines régions de l’Hexagone. Quelles dispositions doivent prendre les employeurs dans ce contexte ? Quels sont les droits des salariés ? Droit de retrait, télétravail, tenues, horaires décalés… L’avocate Anne Vincent, spécialiste en droit social, répond à nos questions.

Anne Vincent est avocate associée au cabinet spécialisé en droit social Voltaire Avocats.

Elle accompagne les entreprises notamment lors de la révision de leur document unique d'évaluation des risques. Ayant développé une expertise sur les questions relatives aux canicules, elle leur rappelle d'intégrer ce risque au DUER, mais aussi de faire de la prévention auprès des collaborateurs.

Elle s'occupe aussi de contentieux, à l'instar d'allongement de temps de pause et de sanctions disciplinaires pour non-respect des horaires de travail par exemple. 

Dans le cadre de la vague de chaleur en cours en France, et qui devraient être particulièrement intense de jeudi 16 à samedi 18 juin 2022, Anne Vincent fait le point sur les droits des salariés et obligations des employeurs.

 

Faut-il prévoir une évaluation des risques liés aux vagues de chaleur dans le document unique d'évaluation des risques ?

Anne Vincent :  L’épisode de canicule que nous connaissons sur ce mois de juin n’est pas exceptionnel, l’employeur doit avoir effectivement anticipé et veillé à l’actualisation du document unique d’évaluation des risques.

Si son DUER n’est pas à jour, que risque l’employeur ?

Anne Vincent : L'employeur a une obligation de prévention. Si toutefois il n’a rien écrit dans son DUER mais qu’il met en place des mesures pratiques destinées à ce que les collaborateurs ne souffrent pas de cet épisode de canicule, ce ne serait, selon moi, pas suffisant pour parler de manquement.

Existe-t-il une température au-dessus de laquelle les salariés peuvent s’arrêter de travailler ?

Anne Vincent : Le code du travail ne prévoit pas de température au-delà de laquelle il ne serait pas possible de travailler. Il y a en revanche des dispositions sur la température minimale avec l’obligation de chauffer et des recommandations sur la température de confort, selon les conditions de travail. L’INRS a de son côté établi qu’au-delà de 30°C pour une activité sédentaire, et 28°C pour un travail nécessitant une activité physique, la chaleur peut constituer un risque pour les salariés.

Pensez-vous qu’un changement dans le code du travail soit envisageable, notamment dans un contexte de changement climatique et de probable multiplication de ces vagues de chaleur ?

Anne Vincent : Ça me paraît difficile de mettre dans le code une clause couperet, car nous ne sommes pas tous et toutes exposés aux mêmes températures. Je pense par exemple aux entreprises situées dans les Antilles ou en Guyane. La température relevée par l’INRS ainsi que ses préconisations sont toutefois à prendre en compte.

Peut-on faire du cas par cas en ce qui concerne le temps de travail lors d'une vague de chaleur ? Faut-il l’avoir prévu en amont avec le médecin du travail ?

Anne Vincent : Il faut prévoir un aménagement pour les populations à risques, les personnes âgées, les femmes enceintes par exemple. Il ne faut cependant pas attendre d’obtenir l’accord du médecin du travail pour préserver un collaborateur d’une situation de canicule, sinon le service de santé au travail serait confronté à un afflux de visites. Et ce serait dangereux pour l’employeur d’expliquer à un collaborateur qu’il faut attendre de voir le médecin du travail.

Par ailleurs les textes préconisent des aménagements, notamment avec du télétravail, pour les personnes à risques. Une femme enceinte pourrait par exemple demander à son employeur de rester en télétravail cette semaine, même si la charte de l’entreprise ne prévoit qu’un ou deux jours.

L’employeur est-il contraint d’accéder à cette demande ?

Anne Vincent : Il n’est obligé à rien, mais ce sera compliqué en pratique de refuser. Imaginez que la collaboratrice fasse un malaise dans les transports en commun. Ce serait à l’employeur d’expliciter sa position, en indiquant que ce jour-là, il avait besoin qu’elle vienne dans l’entreprise. Dans ce cas, il peut prévoir un autre mode de transport, à charge de l’entreprise par exemple.

Quelle est la valeur juridique des préconisations du plan canicule ?

Anne Vincent : Ce sont des préconisations qui n'ont pas de valeur juridique. Si un salarié est pris de malaise – par exemple un couvreur qui travaille en pleine après-midi à 15 heures sur un toit – et que l’employeur n’a pas aménagé les horaires pour faire ce travail pénible en matinée, le salarié peut invoquer un manquement à l'obligation de sécurité.

 

Les 4 niveaux du plan canicule

Le niveau 1, la veille saisonnière, est toujours activé du 1er juin au 15 septembre, indique le ministère de la santé et de la prévention. Les dispositifs opérationnels sont vérifiés et la situation météorologique et sanitaire surveillée. La plateforme téléphonique nationale 0 800 06 66 66 est ouverte.

Le niveau 2, l’avertissement chaleur, permet de se préparer à l’éventualité d’une alerte canicule qui correspond au niveau 3.

Le niveau 3, l’alerte canicule donc, est déclenché par le préfet. Il prend en compte les informations de Météo-France mais aussi la situation locale et les indicateurs sanitaires en lien avec les ARS. Mercredi 15 juin en fin d'après-midi, 23 départements étaient concernés.

Le niveau 4, la mobilisation maximale, est activée en cas de vigilance rouge. Il correspond à une canicule intense et durable.

► Lire aussi :

Plan canicule : n'oubliez pas le risque "fortes chaleurs" dans votre document unique (juin 2017)

 
Y a-t-il des secteurs où les mesures sont obligatoires ?

Anne Vincent : C’est le cas dans le BTP, dont les obligations peuvent d’ailleurs servir d’indicateurs pour les autres secteurs. Les travailleurs doivent disposer d’au moins trois litres d’eau par jour et par personne, ainsi que d'un local pouvant assurer leur santé et leur sécurité en cas de survenance d’intempéries climatiques. Ils disposent d’ailleurs de congés intempéries leur permettant d’arrêter le travail.

D’après vous, y a-t-il des obligations incontournables ?

Anne Vincent : La mise à disposition de boissons fraîches en quantité suffisante pour chacun des collaborateurs, ou alors la possibilité pour le collaborateur de se faire rembourser en note de frais, est incontournable. Il est aussi indispensable de diffuser par note les recommandations à suivre si quelqu’un a un coup de chaud : se mettre à l’ombre, s’hydrater, se reposer. Tout ceci doit être prévu dans le DUER, mais sa mise à jour n’est pas suffisante, il faut aussi communiquer en temps réel.

Avez-vous un exemple d’un cas ayant fait jurisprudence où l’aspect canicule avait été pris en compte ?

Anne Vincent : Il y a un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 6 mai 2020 où une infirmière puéricultrice avait oublié un enfant seul dans la crèche ; il avait été retrouvé à 22h20 dans le dortoir des bébés. Elle n’avait pas contesté la matérialité des faits, mais elle avait expliqué qu’elle était enceinte et épuisée par des conditions de travail déplorables au cours d’une période de canicule. Elle a précisé avoir été seule ce soir-là pour procéder à la fermeture de la crèche, ce qui n’était pas le process habituel. Son licenciement a été déclaré nul, du fait également de la protection qu’elle avait étant enceinte.

Quelle est la réglementation autour de la tenue vestimentaire ?

Anne Vincent : S’agissant des EPI, les travailleurs ont l’obligation de les porter et l’employeur celle de s’assurer qu’elles sont compatibles aux fortes chaleurs. Ensuite, certaines entreprises ont un dress code dans leur règlement intérieur. L’employeur peut, de manière exceptionnelle, tolérer une tenue plus légère. Si ce n’est pas le cas, il devra démontrer que ses locaux sont climatisés, qu’il y a des vestiaires pour que les collaborateurs puissent se changer et respecter la tenue imposée. Enfin, s’il n’y a pas de dress code, que le travailleur est dans un bureau, sans contact avec la clientèle, il porte ce qu’il veut, dans la limite des règles de décence et de bienséance. L’employeur n’aura pas de fondement pour le sanctionner.

Un coup de chaud peut-il être considéré comme un accident du travail ?

Anne Vincent : Dès lors que le malaise est survenu sur le lieu et durant le temps de travail, en accomplissant le travail habituel, l’employeur peut avoir à déclarer un accident du travail. On parle ici d'une situation où le collaborateur a fait un malaise, que les pompiers ont dû intervenir, qu’il a été emmené à l’hôpital, voire a eu un arrêt de travail dans les cas les plus graves. D’où la nécessité pour l’employeur de laisser des notes aux collaborateurs sur ce qu’il faut faire s’ils constatent qu’un collègue ne se sent pas bien du fait de la chaleur.

Le salarié peut-il invoquer son droit de retrait ?

Anne Vincent : Le droit de retrait est toujours prévu dans le règlement intérieur, c’est un droit du travailleur, mais il doit être exercé à bon escient. Tout ne relève pas d’une situation dangereuse, et c’est au juge de l’apprécier. Un salarié peut donc considérer que sa santé est mise en danger par la canicule, mais il faudra le démontrer. Pour moi, ça concerne davantage des collaborateurs qui travaillent en extérieur. Là encore, l’employeur devra démontrer qu’il a tout mis en œuvre pour qu'ils travaillent dans de bonnes conditions malgré la chaleur.

 

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Hygiène, sécurité et environnement (HSE) est un domaine d’expertise ayant pour vocation le contrôle et la prévention des risques professionnels ainsi que la prise en compte des impacts sur l’environnement de l’activité humaine. L’HSE se divise donc en deux grands domaines : l’hygiène et la sécurité au travail (autrement appelées Santé, Sécurité au travail ou SST) et l’environnement. 

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Marie Sénéchal
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